Le Conseil d’État a rendu une décision le 14 mai 2024 (n° 472121) portant sur le délai du jugement dans un litige dans le cadre duquel a été ordonné une médiation. Le Conseil d’Etat a considéré qu’ « il appartient au juge qui, dans le cadre d’un litige dont il est saisi, ordonne, sur le fondement des dispositions qui viennent d’être citées, une médiation, de veiller à ce que le délai dans lequel est jugé ce litige demeure raisonnable. »
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Conseil d’État, 4ème – 1ère chambres réunies, 14/05/2024, 472121
- N° 472121
- ECLI:FR:CECHR:2024:472121.20240514
- Mentionné dans les tables du recueil Lebon
Lecture du mardi 14 mai 2024
Rapporteur : Mme Camille Belloc
Rapporteur public : M. Jean-François de Montgolfier
Avocat(s)SARL THOUVENIN, COUDRAY, GREVY
Vu la procédure suivante :
Par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés le 13 mars 2023 et le 19 mars 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, Mme A… B… demande au Conseil d’Etat :
1°) d’annuler, d’une part, la décision du 14 décembre 2022 par laquelle le garde des sceaux, ministre de la justice a implicitement rejeté sa demande du 14 octobre 2022 tendant à l’indemnisation du préjudice qu’elle estime avoir subi du fait de la durée excessive de procédures engagées devant la juridiction administrative, d’autre part, la décision du 18 janvier 2023 refusant de faire droit au recours gracieux qu’elle a formé contre la décision du 14 décembre 2022 ;
2°) de condamner l’Etat à lui verser la somme de 20 000 euros en réparation du préjudice qu’elle estime avoir subi, assortie des intérêts au taux légal à compter du 14 octobre 2022 avec capitalisation des intérêts échus à compter de cette même date ;
3°) de mettre à la charge de l’Etat la somme de 3 500 euros au titre des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
– la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;
– le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
– le rapport de Mme Camille Belloc, auditrice,
– les conclusions de M. Jean-François de Montgolfier, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SARL Thouvenin, Coudray, Grevy, avocat de Mme B… ;
Considérant ce qui suit :
1. Il résulte de l’instruction, en premier lieu, que Mme B…, conseillère d’insertion au service pénitentiaire d’insertion et de probation de Tarbes (Hautes-Pyrénées), a saisi le tribunal administratif de Pau, le 28 mars 2017, d’une demande tendant à l’annulation pour excès de pouvoir de l’arrêté du 31 janvier 2017 par lequel le garde des sceaux, ministre de la justice l’a exclue temporairement de ses fonctions pour une durée de sept jours avec sursis. Par un jugement du 29 juin 2018, le tribunal administratif a rejeté sa demande. Mme B… a fait appel de cette décision devant la cour administrative d’appel de Bordeaux. Par un arrêt du 14 décembre 2020, la cour administrative d’appel de Bordeaux a annulé ce jugement ainsi que la sanction infligée. Le garde des sceaux, ministre de la justice a formé devant le Conseil d’Etat, le 15 février 2021, un pourvoi en cassation contre cet arrêt avant de se désister, ce dont il lui a été donné acte par une ordonnance du 12 mars 2021. Mme B… a présenté, le 16 juin 2021, au président de la cour administrative d’appel de Bordeaux, sur le fondement des dispositions de l’article L. 911-4 du code de justice administrative et des articles R. 921-1 et suivants du même code, une demande tendant à obtenir l’exécution de l’arrêt du 14 décembre 2020, en faisant valoir que l’administration n’avait pas supprimé la mention de sa sanction dans son dossier individuel, demande dont le classement administratif est intervenu le 27 décembre 2021.
2. En deuxième lieu, il résulte également de l’instruction que Mme B… a demandé au tribunal administratif de Pau, le 26 septembre 2019, d’annuler la décision du 19 juillet 2019 par laquelle la directrice du service pénitentiaire d’insertion et de probation des Hautes-Pyrénées a procédé à sa notation pour l’année 2018 et la décision du 11 septembre 2019 par laquelle le directeur interrégional des services pénitentiaires de Toulouse n’a, sur son recours, que partiellement modifié les appréciations portées sur la fiche d’évaluation. Par un jugement du 15 décembre 2021, le tribunal administratif a fait droit à sa demande et a enjoint au garde des sceaux, ministre de la justice de procéder à la révision de l’évaluation professionnelle de Mme B… pour 2018.
3. En dernier lieu, il résulte de l’instruction que Mme B… a demandé au tribunal administratif de Pau, par une requête enregistrée le 22 février 2021, l’annulation de la notation qui lui a été attribuée au titre de l’année 2019, par une requête enregistrée le 16 juin 2021, l’annulation de sa notation au titre de l’année 2020, par une requête également enregistrée le 16 juin 2021, l’annulation de la décision née du silence gardé par le ministre de la justice sur sa demande tendant à obtenir l’indemnisation des préjudices qu’elle estime avoir subis à raison de la sanction illégalement prononcée à son encontre le 31 janvier 2017, par une requête enregistrée le 1er avril 2022, l’annulation de sa notation au titre de l’année 2021 et enfin, par deux requêtes distinctes, enregistrées le 11 avril 2022, l’annulation de sa notation au titre de l’année 2021 ainsi que de celles lui ayant été nouvellement attribuées au titre des années 2018 et 2019, après l’intervention du jugement du 15 décembre 2021 du tribunal administratif de Pau ayant annulé la notation de 2018.
4. A l’appui de sa requête présentée devant le Conseil d’Etat, Mme B… demande, en premier lieu, l’annulation, d’une part, de la décision du 14 décembre 2022 par laquelle le garde des sceaux, ministre de la justice a implicitement rejeté sa demande du 14 octobre 2022 tendant à l’indemnisation du préjudice qu’elle estime avoir subi du fait de la durée excessive des procédures mentionnées aux points 1 à 3 qu’elle a engagées devant la juridiction administrative, d’autre part, de la décision du 18 janvier 2023 refusant de faire droit au recours gracieux qu’elle avait formé contre la décision du 14 décembre 2022, en second lieu, de condamner l’Etat à lui verser la somme de 20 000 euros en réparation du préjudice qu’elle estime avoir subi, assortie des intérêts au taux légal à compter du 14 octobre 2022, avec la capitalisation des intérêts échus à compter de cette même date.
Sur les conclusions à fins d’annulation :
5. La décision implicite, en date du 14 décembre 2022, du garde des sceaux, ministre de la justice rejetant la demande préalable de Mme B… a eu pour seul effet de lier le contentieux à l’égard de l’objet de la demande de Mme B… qui, en formulant les conclusions analysées au point précédent, a donné à l’ensemble de sa requête le caractère d’un recours de plein contentieux. Au regard de l’objet de la demande formée par la requérante, qui conduit le juge à se prononcer sur ses droits à indemnisation, les vices propres dont seraient, le cas échéant, entachées les deux décisions par lesquelles le garde des sceaux, ministre de la justice, pour la première, s’est prononcé sur sa réclamation préalable et, pour la seconde, a rejeté le recours gracieux formé contre sa décision implicite de rejet, sont sans incidence sur la solution du litige. Par suite, les conclusions dirigées contre ces décisions ne peuvent qu’être rejetées.
Sur les conclusions à fins d’indemnisation :
6. Il résulte des principes généraux qui gouvernent le fonctionnement des juridictions administratives que les justiciables ont droit à ce que leurs requêtes soient jugées dans un délai raisonnable. Si la méconnaissance de cette obligation est sans incidence sur la validité de la décision juridictionnelle prise à l’issue de la procédure, les justiciables doivent néanmoins pouvoir en faire assurer le respect. Ainsi, lorsque la méconnaissance du droit à un délai raisonnable de jugement leur a causé un préjudice, ils peuvent obtenir la réparation de l’ensemble des dommages, tant matériels que moraux, directs et certains, ainsi causés par le fonctionnement défectueux du service public de la justice. Le caractère raisonnable du délai de jugement d’une affaire doit s’apprécier de manière à la fois globale, compte tenu, notamment, de l’exercice des voies de recours, particulières à chaque instance, et concrète, en prenant en compte sa complexité, les conditions de déroulement de la procédure et, en particulier, le comportement des parties tout au long de celle-ci, mais aussi, dans la mesure où la juridiction saisie a connaissance de tels éléments, l’intérêt qu’il peut y avoir, pour l’une ou l’autre, compte tenu de sa situation particulière, des circonstances propres au litige et, le cas échéant, de sa nature même, à ce qu’il soit tranché rapidement. Lorsque la durée globale du jugement n’a pas dépassé le délai raisonnable, la responsabilité de l’Etat est néanmoins susceptible d’être engagée si la durée de l’une des instances a, par elle-même, revêtu une durée excessive.
En ce qui concerne le premier contentieux engagé par Mme B…, relatif à la sanction disciplinaire lui ayant été infligée :
7. En ce qui concerne le contentieux engagé par Mme B… aux fins que soit annulée la sanction disciplinaire prononcée à son encontre le 31 janvier 2017, il résulte de l’instruction que le tribunal administratif de Pau s’est prononcé dans le délai d’un an et trois mois à compter de l’enregistrement de la demande de Mme B…, le délai de jugement à prendre en compte courant, contrairement à ce que celle-ci soutient, à compter de la date à laquelle elle a saisi le tribunal administratif de Pau, soit le 28 mars 2017, et non de celle à laquelle a été prononcée la sanction disciplinaire la concernant. Il résulte également de l’instruction que la cour administrative d’appel de Bordeaux a statué dans le délai de deux ans, trois mois et vingt-trois jours sur l’appel formé par Mme B… contre ce jugement et que la procédure de cassation devant le Conseil d’Etat a duré moins d’un mois. Il résulte enfin de l’instruction que la demande de Mme B… du 16 juin 2021 tendant à obtenir l’exécution de l’arrêt de la cour administrative d’appel a été traitée dans un délai de six mois et onze jours. Par suite, ni la durée globale de la procédure en cause, qui n’a pas excédé le délai de quatre ans et deux mois pour trois instances, procédure d’exécution comprise, ni celle de chacune des instances, n’ont, dans les circonstances de l’espèce, et alors même que l’affaire ne présentait pas une complexité particulière, revêtu une durée excessive. Par suite, Mme B… n’est pas fondée à soutenir que son droit à un délai raisonnable de jugement aurait été méconnu du fait du délai de jugement de cette affaire et à demander, pour ce motif, la réparation du préjudice qu’elle invoque.
En ce qui concerne le deuxième contentieux engagé par Mme B…, relatif à la notation lui ayant été attribuée au titre de l’année 2018 :
8. En ce qui concerne le contentieux engagé par Mme B… aux fins que soit annulée la notation lui ayant été attribuée au titre de l’année 2018, il résulte de l’instruction que sa demande a été jugée dans un délai de deux ans et trois mois, l’instruction contradictoire s’étant caractérisée par la production, après une première mise au rôle de l’affaire, du mémoire en défense, ayant conduit à la radiation de l’affaire de ce rôle, puis par la production de deux interventions volontaires au soutien de la demande, communiquées aux parties, Mme B… produisant par ailleurs un mémoire en réplique près de deux mois après la communication du mémoire en défense, alors que l’affaire était de nouveau inscrite au rôle d’une formation de jugement. Dans les circonstances de l’espèce, la durée de deux ans et trois mois de la procédure suivie devant le tribunal administratif de Pau n’apparaît ainsi pas excessive. Par suite, Mme B… n’est pas fondée à soutenir que son droit à un délai raisonnable de jugement de son affaire a été méconnu et à demander, pour ce motif, la réparation du préjudice qu’elle invoque.
En ce qui concerne les autres contentieux :
9. Aux termes de l’article L. 213-1 du code de justice administrative : » La médiation (…) s’entend de tout processus structuré (…) par lequel deux ou plusieurs parties tentent de parvenir à un accord en vue de la résolution amiable de leurs différends, avec l’aide d’un tiers, le médiateur, choisi par elle ou désigné, avec leur accord, par la juridiction « . Aux termes de l’article L. 213-7 du même code : » Lorsqu’un tribunal administratif ou une cour administrative d’appel est saisi d’un litige, le président de la formation de jugement peut, après avoir obtenu l’accord des parties, ordonner une médiation pour tenter de parvenir à un accord entre celles-ci « . En vertu de l’article R. 213-5 de ce code, il en va ainsi lorsque » le juge estime que le litige dont il est saisi est susceptible de trouver une issue amiable « , la médiation pouvant être ordonnée à » tout moment « . L’article R. 213-8 du même code prévoit qu’ » en aucun cas la médiation ne dessaisit le juge, qui peut prendre à tout moment les mesures d’instruction qui lui paraissent nécessaires « . Aux termes du dernier alinéa de l’article R. 213-9 du même code : » Le juge met fin à la médiation à la demande d’une des parties ou du médiateur. Il peut aussi y mettre fin d’office lorsque le bon déroulement de la médiation lui apparaît compromis « . Il appartient au juge qui, dans le cadre d’un litige dont il est saisi, ordonne, sur le fondement des dispositions qui viennent d’être citées, une médiation, de veiller à ce que le délai dans lequel est jugé ce litige demeure raisonnable.
10. Il résulte de l’instruction que, s’agissant des autres contentieux introduits par Mme B…, mentionnés au point 3, la présidente du tribunal administratif de Pau, sur le fondement des dispositions de l’article L. 213-7 et suivants du code de justice administrative, a ordonné, le 30 novembre 2022, après avoir obtenu l’accord de Mme B… et du ministère de la justice, partie en défense dans l’ensemble de ces affaires, une médiation portant sur l’ensemble des litiges, qu’une première réunion a été organisée par la médiatrice le 10 février 2023 mais que le ministère de la justice ayant renoncé à poursuivre la médiation, la médiatrice en a informé la juridiction le 22 mars 2023, la juridiction mettant fin à la médiation en mai 2023.
11. En premier lieu, le délai de jugement de la demande enregistrée le 22 février 2021, qui dépasse, à la date de la présente décision, le délai de trois ans et deux mois présente d’ores et déjà, dans les circonstances de l’espèce, un caractère excessif, aucun acte de procédure n’ayant en particulier été accompli depuis le 17 novembre 2023, date de clôture de l’instruction. Mme B… est, par suite, fondée à soutenir que son droit à un délai raisonnable de jugement a été méconnu. Dans les circonstances de l’espèce, il sera fait une juste appréciation du préjudice moral subi par Mme B… en condamnant l’Etat à lui verser une indemnité de 1 000 euros, assortie des intérêts au taux légal à compter du 14 octobre 2022 et de la capitalisation des intérêts échus dus à compter du 14 octobre 2023.
12. En second lieu, en revanche, le délai de jugement de la demande enregistrée le 16 juin 2021, ainsi que celui de la demande enregistrée le 1er avril 2022 et des deux demandes enregistrées le 11 avril 2022, respectivement de deux ans et près de onze mois et de deux ans et plus d’un mois à la date de la présente décision, ne présentent pas, à ce stade, dans les circonstances de l’espèce rappelées au point 10, un caractère excessif. Par suite, Mme B… n’est pas fondée à soutenir que son droit à un délai raisonnable de jugement de ces affaires aurait été méconnu et à demander, pour ce motif, la réparation du préjudice qu’elle invoque.
En ce qui concerne la durée globale de jugement de l’ensemble des contentieux engagés par Mme B… :
13. Si Mme B… soutient que les différents recours qu’elle a introduits entre 2019 et 2022, mentionnés aux points 1 à 3, relèvent, en réalité, d’un même litige, dont la durée globale de jugement a été de plus de six années et demi, il résulte toutefois de l’instruction que ces recours constituent des litiges distincts, de sorte que Mme B… n’est, en tout état de cause, pas fondée à demander à être indemnisée du délai, dont il est allégué qu’il serait excessif, de jugement de ces affaires, prises ensemble.
Sur les frais exposés au titre de la présente instance :
14. Il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de l’Etat une somme de 3 000 euros à verser à Mme B… au titre des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
D E C I D E :
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Article 1er : L’Etat est condamné à verser à Mme B… la somme de 1 000 euros, assortie des intérêts au taux légal à compter du 14 octobre 2022 et de la capitalisation des intérêts échus dus à compter du 14 octobre 2023.
Article 2 : L’Etat versera à Mme B… une somme de 3 000 euros au titre des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : Le surplus des conclusions de la requête de Mme B… est rejeté.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à Mme A… B… et au garde des sceaux, ministre de la justice.
Copie en sera adressée pour information au chef de la mission permanente d’inspection des juridictions administratives.
Délibéré à l’issue de la séance du 3 avril 2024 où siégeaient : M. Pierre Collin, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; Mme Maud Vialettes, Mme Gaëlle Dumortier, présidentes de chambre ; M. Jean-Luc Nevache, M. Alban de Nervaux, Mme Célia Verot, M. Jean-Dominique Langlais, conseillers d’Etat ; Mme Catherine Brouard-Gallet, conseillère d’Etat en service extraordinaire et Mme Camille Belloc, auditrice-rapporteure.
Rendu le 14 mai 2024.
Le président :
Signé : M. Pierre Collin
La rapporteure :
Signé : Mme Camille Belloc
Le secrétaire :
Signé : M. Christophe Bouba