L’affaire Sultan de Sulu, un litige touchant la souveraineté de la Malaisie, a fait l’objet, en juin 2023, d’une décision de la Cour d’appel de Paris, qui interroge sur la tendance à privilégier la volonté exprimée par les parties sur le principe de l’effet utile de la convention d’arbitrage.
En l’espèce, un accord conclu en 1878 entre le Sultan de Sulu et deux explorateurs européens prévoyait un certain nombre de droits et obligations d’exploration sur ses territoires de Bornéo du Nord (aujourd’hui situés dans l’Etat de Sabah en Malaisie) en contrepartie d’une certaine somme d’argent. La Malaisie, ayant obtenu les droits des explorateurs lors de son indépendance de l’Empire britannique en 1963, s’est acquittée auprès des héritiers du Sultan de Sulu de la contrepartie financière portée à 53 000 ringgits jusqu’en 2013, date à laquelle un autoproclamé Sultan de Sulu a tenté d’envahir militairement le Sabah ayant pour objectif de reprendre ce territoire. Depuis, la Malaisie a cessé de payer le prix prévu par l’accord.
Les héritiers du Sultan de Sulu ont tenté d’obtenir la désignation d’un arbitre. En effet, l’accord contenait une clause selon laquelle les « différends résultant de l’accord seront tranchés par le Consul général de Bornéo ». Puisque le poste de Consul Général britannique à Bornéo n’existe plus, ils se sont d’abord tournés vers le ministère britannique des Affaires étrangères. Face au refus de désignation, ils ont opté pour les juridictions espagnoles, lesquelles, malgré le défaut de comparution de la Malaisie, ont fait droit à leur demande et ont désigné l’arbitre. A ce contexte assez particulier s’ajoute le fait que le contrat a été écrit en malais jawi (alphabet arabe alors utilisé pour l’écriture du malais) ce qui a fait l’objet de différentes traductions.
Le 25 mai 2020, l’arbitre a rendu une sentence partielle sur la compétence, déclarant que le siège de l’arbitrage était Madrid. C’est cette sentence qui est aujourd’hui déférée à la Cour d’appel de Paris, à la suite d’un appel contre l’ordonnance d’exequatur en France. La difficulté au coeur de l’arrêt résulte de la rédaction de la convention d’arbitrage, car malgré les multiples traductions, le mot « arbitrage » n’a jamais été utilisé et la compétence pour régler les éventuels différends a été donné au « Consul général de Bornéo ». En effet, selon la Cour d’appel, la volonté des parties doit être recherchée à la lumière du principe de l’effet utile, ainsi que du principe d’interprétation de bonne foi. Sur cette base, la Cour a considéré que la clause contenait les éléments de la notion d’arbitrage, à savoir : la volonté des parties, le tiers et l’existence d’un différend de nature juridique. Aussi, malgré l’absence de mention du mot « arbitrage » dans la clause, pour la Cour ce qui compte, c’est la mission confiée au tiers et dès lors que l’on entend confier à un tiers la mission de trancher un différend, on fait le choix de l’arbitrage.
C’est à ce stade que la tension entre la volonté des parties et l’effet utile apparaît. De fait, la Cour a continué son analyse considérant que le choix des parties de confier la résolution du litige au Consul général de Bornéo n’est pas dû au hasard. Le consul général de l’époque bénéficiait de la confiance de toutes les parties et avait pris part aux négociations. Pour la cour, le choix de désigner le consul général de la couronne britannique pour connaître d’un tel différend avait été déterminant de leur volonté de recourir à une telle procédure, et « cette désignation apparaît, au vu de ces circonstances, comme
indissociable de la volonté de compromettre, avec laquelle elle forme un tout »1. Ainsi, la Cour d’appel en déduit que la disparition de la fonction du Consul Général de Bornéo rendait inapplicable la clause litigieuse ; la clause devenue caduque ne pouvait plus produire effet. Par conséquent, la Cour d’appel de Paris a infirmé l’ordonnance querellée et refusé l’exequatur de la sentence partielle.
Cette interprétation de la Cour d’appel met en valeur la volonté des parties en privant la clause de tout effet utile, ce qui peut être considéré comme « une interprétation discutable et sévère de la volonté des parties »2. En effet, pour Daniel Mainguy3, « il aurait fallu conférer un effet utile contournant la référence ambigüe au consul britannique « de Bornéo », qui n’existe plus que comme référence géographique, pour désigner ou faire désigner par l’ambassadeur local de Grande-Bretagne en Malaisie ou à Brunei, voire en Indonésie, ou par les juges anglais ou encore une autorité supérieure »4.
En l’état actuel, l’affaire Sultan de Sulu, a fait l’objet d’une sentence finale rendue par l’arbitre espagnol, condamnant la Malaisie à verser la somme de 14,92 milliards de dollar américains aux successeurs du Sultan de Sulu. Cette sentence fait encore l’objet d’un recours en annulation formé par la Malaisie le 3 mars 2022.
Voir :
1 Cour d’appel de Paris, Chambre commerciale internationale, Pôle 5 – Chambre 16, Arrêt du 6 juin 2023, n° 54/2023, RG No. 21-21386, §78, disponible sur : https://www.cours-appel.justice.fr/sites/default/files/2023-09/06.06.2023%20RG%2021-21386.pdf
2 Voir JOURDAN-MARQUES Jérémy, « Effet utile v. volonté des parties » ; Chronique d’arbitrage ; Dalloz, actualité du 11 septembre 2023, disponible sur le site web : https://www.dalloz.fr/documentation
3 Daniel Mainguy. Professeur à l’École de Droit de la Sorbonne, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, Sorbonne-arbitrage. Président de la Commission d’arbitrage du CMAP.
4 MAINGUY Daniel. « L’étrange caducité d’une convention d’arbitrage de 1878, l’étrange arbitrage commercial » ; La semaine juridique – édition générale – n° 27 – 10 juillet 2023, page 1311, disponible sur : https://www.lexiskiosque.fr/catalog/jcp-g/jcp-g/n27-2023
Lina Reyes,
Juriste du Pôle MARD
CMAP